Une machine décisionnelle svelte

Le Tribunal fédéral des brevets compte dix ans d’existence en 2022. Son président, Mark Schweizer, entend faire du plus jeune et plus petit des tribunaux de la Confédération le meilleur tribunal des brevets d’Europe.

27.12.2022 - Katharina Zürcher

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Portrait du Mark Schweizer
Mark Schweizer, président du Tribunal fédéral des brevets. Photo: Katharina Zürcher

Mark Schweizer, comment décririez-vous le Tribunal fédéral des brevets (TFΒ) en trois mots ?

Lean deciding machine.

Autrement dit, une machine décisionnelle svelte – mais pourquoi en anglais ?

L’anglais est une langue de première importance pour nous. Nous sommes le seul tribunal de Suisse où l’on peut, d’un commun accord entre les parties, choisir l’anglais comme langue de procédure. Un cinquième environ des procédures menées devant le TFB sont ainsi menées en anglais, même si les arrêts doivent ensuite être rédigés dans l’une des langues officielles, soit l’allemand dans 70% des cas.

Combien d’arrêts sont rendus par an et quel volume cela représente-t-il ?

Nous rendons entre 10 et 15 arrêts par an, à raison de 80 pages chacun en moyenne. Il s’agit d’affaires épineuses et pointues techniquement. Les questions soulevées nécessitent souvent des connaissances très spécialisées, raison pour laquelle la plupart de nos juges suppléants (une quarantaine en tout) sont de formation technique.

Pouvez-vous citer un arrêt du TFΒ qui vous paraît particulièrement important ?

Il y en a beaucoup, mais je dirais le jugement partiel O2017_007 du 1er novembre 2019. Cette décision concernait le brevetage la présentation des informations affichées sur l’écran d’un respirateur. L’affichage de données en tant que tel ne peut pas être breveté. Il a fallu décider à quelles conditions cet affichage résout un problème technique et devient ainsi brevetable. Ce point est important car, s’il est vrai que les interfaces graphiques utilisateurs existent depuis longtemps, la réalité augmentée et la réalité virtuelle permettent vraiment d’innover dans ce domaine.

Vous êtes, avec Tobias Bremi, les deux seuls juges ordinaires. Quel est votre rôle à ce titre ?

L’une de mes missions consiste à veiller à l’unité de doctrine de notre jurisprudence. Celle-ci doit être cohérente, et les justiciables doivent pouvoir anticiper notre façon d’appréhender certaines questions. Et puis, en ma qualité de président du tribunal, je dirige la Cour plénière, qui se réunit deux fois par an. Lors de ces réunions, nous nous accordons sur nos façons de travailler et veillons à la cohérence de notre jurisprudence.

«L’une de mes missions consiste à veiller à l’unité de doctrine de notre jurisprudence.»

Mark Schweizer

Vous avez pris la présidence du Tribunal fédéral des brevets il y a quatre ans, après avoir travaillé pendant dix ans pour un grand cabinet de droit des affaires. N’avez-vous jamais regretté ce choix ?

Absolument pas. J’étais déjà juge suppléant, je savais donc à peu près ce qui m’attendait. Bien sûr qu’il y a des inconvénients. La petite taille du tribunal, par exemple, fait qu’on travaille un peu en solitaire. Nous sommes deux juges et un premier greffier, ou son remplaçant lorsqu’il est absent, plus deux collaboratrices de chancellerie qui viennent régulièrement à Saint-Gall. D’ordinaire, nous sommes trois, et même deux aujourd’hui.

Pourquoi un seul greffier ? Rédigez-vous les arrêts vous-même ?

Quand on examine un dossier technique, les questions de droit et de fait sont souvent étroitement imbriquées de sorte qu’on ne peut pas les départager. Seul un expert technique pourra ainsi rédiger le corps de la décision – un chimiste, physicien, constructeur de machines ou ingénieur-électricien. Le greffier se charge pour l’essentiel des questions de procédure. Lorsque je suis membre du collège, je préfère rédiger l’arrêt moi-même.

À quoi ressemble une journée de travail-type pour vous ?

Je passe l’essentiel de mes journées à lire les pièces des dossiers et les conclusions préliminaires des juges techniques. Puis, je réponds à mes courriels. À vrai dire, il y en a si peu que j’ai d’abord pensé que mon compte Outlook était bloqué. Le téléphone ne sonne pas souvent non plus, car les communications avec le tribunal se font généralement par écrit et par courrier postal.

Comment le collège des juges est-il constitué au Tribunal fédéral des brevets ?

Le collège comprend en général trois juges, ou cinq lorsqu’il se prononce sur des questions de principe. La répartition des affaires se fait sous ma responsabilité, selon des critères d’abord de langue et de domaine technique. A première vue, un pool de 30 juges techniques peut paraître important. Mais quand vous avez besoin d’un physicien, votre choix se réduit à 6 juges, et s’il doit être germanophone parce que la langue de procédure est l’allemand, il ne vous en reste plus que quatre. Sur ces quatre juges, deux sont peut-être hors course en raison d’un conflit d’intérêts. Autant dire que je suis parfois reconnaissant de trouver ne serait-ce qu’un juge qui pourra se charger de l’affaire.

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Le Tribunal fédéral des brevets compte dix ans d’existence

Tribunal de première instance de la Confédération en matière de brevets, le Tribunal fédéral des brevets connaît des litiges de droit civil en matière de brevets. Entré en fonction le 1er janvier 2012, le tribunal a succédé aux 26 tribunaux cantonaux compétents auparavant, lesquels avaient souvent peu d’expérience des affaires de propriété intellectuelle et industrielle et se trouvaient dépassés.

Un pool réunit l’expertise technique d’une trentaine de juges suppléants de formation technique – notamment des chimistes, des physiciens et des constructeurs de machines. Au même titre que les dix juges suppléants, les juges techniques sont élus par le Parlement fédéral pour une durée de six ans. Le fonctionnement du tribunal est financé par les impôts. Les frais de procédure couvrent la moitié du budget, le reste étant pris en charge par l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle, dont l’excédent provient essentiellement des taxes de brevet annuelles.

Dans quelle mesure la coopération avec des juges sans formation juridique a-t-elle une incidence sur le processus décisionnel et le jugement ?
Les conseils en brevet ne sont peut-être pas formés en droit civil, mais ils connaissent le droit des brevets. Personnellement, je trouve très enrichissant de travailler avec eux. Nos débats se font toujours par oral. Lors des audiences, nous ne discutons ensuite que les points techniques. Le fait que les audiences se déroulent par oral est un vecteur de qualité. Ainsi, lorsqu’une réponse qui me paraît logique d’un point de vue juridique est rejetée à l’unanimité des non-juristes, je suis bien obligé de revoir ma copie.

Comment vous assurez-vous qu’aucun juge du collège ne soit en situation de conflit d’intérêts ?
Grâce d’abord à une politique de transparence : une liste exhaustive des juges du TFB et de leurs employeurs figure sur la page d’accueil du TFB. Ensuite, nous vérifiions toujours en amont l’absence de relations entre les juges et les parties. Ce qui n’est pas toujours évident quand on a à faire aux filiales de grands groupes dont le nom ne permet pas forcément de faire le lien avec la maison mère.                  

Comment travaillez-vous avec les juges suppléants qui ne se trouvent pas sur place ?
Nous scannons systématiquement nos dossiers ; les juges suppléants y accèdent par une plateforme commune. Pour ce qui est des débats, ils se tiennent souvent au Tribunal administratif fédéral. La loi nous permet aussi de siéger dans un canton – nous n’avons pas de for fixe. Ainsi, lorsque les parties à une procédure sont domiciliées en Suisse romande, nous nous déplaçons souvent à Neuchâtel et siégeons à l’Hôtel de Ville, dans une salle d’audience au parquet craquant, aux colonnes majestueuses et aux boiseries sculptées – cela change de l’architecture bétonnée du TAF.

À part les salles d’audience, vous recourrez également à d’autres prestations du TAF. Y trouvez-vous votre compte ?
Oui, cela fonctionne très bien. Nous avons passé un contrat de prestations avec le TAF, qui nous fournit -contre indemnisation- des prestations dans les domaines des finances et du controlling, des ressources humaines et de l’informatique. J’avoue que je ne suis pas malheureux de ne pas avoir à m’occuper de projets de numérisation ou de gestion du personnel. Cela me permet de consacrer le 80% de mon temps à la juridiction et le reste à mes charges présidentielles.

Projetons-nous un instant dans l’avenir : quels sont, à votre avis, les développements et les défis qui attendent la justice ?
Je pense qu’il faudra agir sur les coûts et sur la durée des procédures. Quand une partie est indigente, l’assistance judiciaire gratuite lui est accordée ; si elle n’a pas de problèmes d’argent, les coûts de procédure ne jouent pas un rôle majeur. Mais pour tous les autres cas, qui se situent quelque part entre-deux, les choses sont plus difficiles : notre justice coûte aujourd’hui si cher qu’elle en devient inaccessible à la classe moyenne et aux PME. Nous devons abaisser les coûts pour que le citoyen moyen puisse lui aussi agir en justice dans un délai raisonnable. Les tribunaux ne sont pas les seuls en cause bien sûr : les honoraires des avocats comptent pour une part importante des coûts – une situation frustrante pour les justiciables.

Où voyez-vous le Tribunal fédéral des brevets en 2032 ?
Lorsque je suis entré en fonction, il y a quatre ans, je me suis promis de faire du TFB le meilleur tribunal des brevets d’Europe. Nous devrions y parvenir d’ici dix ans.

Portrait du Mark Schweizer

PARCOURS PERSONNEL

Mark Schweizer (49 ans) a pris la présidence du Tribunal fédéral des brevets le 1er janvier 2018, après avoir exercé pendant dix ans comme avocat spécialisé en propriété intellectuelle et droit des brevets pour un grand cabinet de droit des affaires à Zurich. Il est aussi chargé de cours en sociologie du droit, en théorie du droit ainsi qu’en procédure civile à l’Université de Saint-Gall. Il habite Winterthour avec sa famille.

 

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